La dolce vita

La dolce vita de Fellini
par Antonio Tabucchi

— Une enfance et une adolescence sans traumatismes, sans problèmes particuliers. Puis, soudain, dès le lycée fini, la « fuite » vers la France. Pourquoi ?

— Par curiosité. J’avais vingt et un ans et je voulais partir pour Paris.

— Et pourquoi Paris ?

— Je ne sais pas. Peut-être que m’attirait la littérature française, celle que j’avais croisée à l’école : Flaubert, Camus, Sartre, Prévert… Les stéréotypes du mythe fran- çais résonnaient fort en moi : les caves de Saint Germain, Juliette Gréco, les surréalistes, l’existentialisme. Je vou- lais voir tout cela de près. Par ailleurs, je sentais que l’Italie m’étouffait. Et j’en ai pris conscience en voyant un film.

— Vraiment ? Quel film ?

La dolce vita de Fellini. Je m’en souviens comme si c’était hier. Tu sais, Pise était alors une petite ville pro- vinciale. Et mes amis et moi, nous allions chaque samedi soir à Florence. Ça devait être fin 1962 début 1963, après le lycée, quand je devais m’inscrire à l’université. J’ai vu le film à Florence et aussitôt tout mon monde s’est effondré. Et je me suis dit : « Je veux partir d’ici, je ne veux pas m’inscrire à l’université, devenir médecin ou ingénieur ».

— Qu’est-ce qui t’a tant impressionné dans ce film ?

— Tout d’abord, je dois te rappeler que j’ai grandi dans une Italie chrétienne-démocrate, où Mario Scelba (premier ministre en 1954 et ministre de l’Intérieur jusqu’en 1962) recouvrait de feuilles de figuier le pénis du David de Michel-Ange et qualifiait les écrivains de « merdeux ». Dans cette Italie, donc, je voyais soudain un film qui donnait une image totalement négative de la société italienne, dans laquelle absolument personne n’est épargné. C’est un film pessimiste, qui a été attaqué comme c’était attendu par la Démocratie chrétienne, mais aussi par la gauche communiste, qui croyait encore en « l’homme nouveau ». C’était l’époque où tous les hommes de gauche devaient être ou se montrer optimistes… Tu te souviens du film ?

— Bien sûr. Je l’ai d’ailleurs revu plusieurs fois.

— Souviens-toi des personnages du film. Il y a le jeune pseudo-intellectuel ambitieux, Marcello Mastroianni, dont la vie est en loques, qui fait le journaliste pour un journal à ragots et rêve de devenir célèbre : il est, si tu veux, le portrait typique de tant de jeunes de cette époque qui n’avaient pas beaucoup de culture, qui pour survivre faisaient un tas de petits boulots mais continuaient de rêver à la gloire littéraire. Il y a Anouk Aimée, la bourgeoise avec sa voiture de luxe, qui pour se stimuler sexuellement va faire l’amour chez une prostituée, à la périphérie de Rome. Il y a l’aristocratie, que Fellini restitue de façon surprenante avec cette fête dans le château de Bassano di Sutri : il s’agit d’un gang d’idiots. Il y a, aussi, l’intellectuel bourgeois raffiné, un véritable philosophe, qui lit Goethe, écoute Bach mais soudain tue ses petites filles et se suicide. Il y a le petit prolétaire qui court dans les champs comme hypnotisé, pour assister à un hypothétique miracle de la Vierge. Il y a, enfin, la télévision qui filme tous ces misérables attendant de voir la Vierge. Souviens-toi, cette figure cynique du metteur en scène, quand la pluie se met à tomber, qui oublie toute Vierge et tout miracle, et donne comme instructions d’éteindre les projecteurs pour éviter un court-circuit…

— Dans la scène finale, pourtant, on voit aussi cette fille au visage innocent qui paraît tout comprendre…

— Oui, mais nous ne savons rien d’elle. C’est un visage qui ne signifie rien ou qui peut signifier beaucoup de choses. Est-elle l’innocence ? la poésie ? la littérature ? Personne ne sait. La Gauche, au contraire, sur ce point aurait voulu un symbole fort et pur, une note porteuse d’espoir qui finale- ment n’existe pas.

Quoi qu’il en soit, la société italienne sortait pulvérisée d’une telle représentation. Et tout cela, Fellini le rendait avec la grâce et la légèreté qui l’ont toujours caractérisé. C’est un film qui m’a fait réfléchir. Aujourd’hui encore je considère que c’est le film italien le plus important de l’après-guerre. C’était le premier film italien à ne montrer aucune complaisance envers personne.

— Et pourtant, il a été adulé dans le monde entier pour des raisons totalement différentes.

— Si on y réfléchit bien, même la fameuse scène avec Anita Ekberg dans la Fontaine de Trevi est emblématique. Quand cette nymphe blonde, au corps superbe et à la poitrine généreuse, avec ce ton ivre et dionysiaque qui rappelle d’antiques cérémonies au dieu Pan, entre dans la Fontaine en disant des balivernes, lui, l’aspirant écrivain, lui dit : « Oui, Sylvia, j’arrive. C’est elle qui a rai- son, et moi qui me trompe… » Tu te rends compte ? Nous sommes en 1960 et Fellini a déjà prévu le New Age qui est une mode aujourd’hui : il a compris les mysticismes, les impasses, l’envie d’évasion, l’adoration
unidimensionnelle de la beauté et de la perfection, toutes ces choses qui aujourd’hui sont vendues dans tous les supermarchés sous forme de best-sellers.

Antonio Tabucchi
Extrait de UNE CHEMISE PLEINEDE TACHES, CONVERSATION AVEC ANTEOS CHRYSOSTOMIDIS
Traduction de Pascal Neveu.

YPSILON ÉDITEUR

LA DOUCEUR DE VIVRE